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"Femmes entre elles". Antonioni et la décantation par le suicide

LE MONDE | 31.07.2012 à 13h44 • Mis à jour le 01.08.2012 à 11h34

Par Jacques Mandelbaum

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Une scène du film "Femmes entre elles" de Michelangelo Antonioni. | © Les Acacias

S'il est un cinéaste qui a aidé à définir le concept polymorphe de modernité cinématographique, c'est bien l'Italien Michelangelo Antonioni. On peut même en dater avec précision le moment. la présentation de L'Avventura. en 1960, au Festival de Cannes. et le scandale qui l'accompagna.

On connaît, au moins de nom, les chefs-d'oeuvre d'élégance et de désespoir qui s'ensuivirent, en vertu desquels, dans un hommage au cinéaste en 1980, Roland Barthes salue en lui un créateur de son temps. "C'est, au moment de chaque oeuvre, devoir affronter en soi ces spectres de la subjectivité moderne que sont, dès lors qu'on n'est plus prêtre, la lassitude idéologique, la mauvaise conscience sociale, l'attrait et le dégoût de l'art facile, le tremblement de la responsabilité, l'incessant scrupule qui écartèle l'artiste entre la solitude et la grégarité."

On connaît moins bien, en revanche, la période antérieure d'un Antonioni si étroitement lié à cette modernité qu'on a du mal à concevoir que l'homme était né en 1912, qu'il avait inauguré dès 1943, avec le néoréaliste Gens du Pô. une brillante carrière de documentariste, qu'il avait, enfin, dès 1960, cinq longs-métrages de fiction derrière lui.

C'est le troisième d'entre eux - Femmes entre elles (1955) - qu'on peut redécouvrir en salles. Plus simplement, mais aussi plus ironiquement intitulé en italien Le Amiche ("Les Amies"), le film est adapté d'une nouvelle de Cesare Pavese publiée en 1949. C'est une chronique impitoyable des moeurs d'un petit cercle de bourgeoises turinoises, organisée autour d'un événement tragique, la tentative de suicide de l'une d'entre elles.

Clelia (Eleonora Rossi Drago), provinciale qui s'est fait une situation à Rome dans une maison de couture, revient dans sa ville natale pour y ouvrir une filiale. Alors qu'elle défait ses bagages à l'hôtel, la femme de chambre découvre une jeune femme inanimée dans la chambre contiguë à la sienne. Tentative de suicide.

Les mobiles de cet acte, le réseau de sociabilité dans lequel il s'inscrit vont être progressivement révélés à Clelia par une amie de la suicidée - Momina, une brune aux yeux clairs, autoritaire et racée (l'actrice française Yvonne Furneaux) -, qui fait irruption dans sa chambre avant de l'introduire dans leur cercle. Un monde se dévoile. composé d'une galerie de monstres civilisés qui sont, selon le compliment de Napoléon à Talleyrand, comme de la merde dans un bas de soie.

Momina est une perverse d'un absolu cynisme, entretenue par un mari qu'elle méprise. Mariella tient à la perfection le rôle de l'idiote volage. Tony est un architecte à la virilité caricaturale. Nene est une artiste mélancolique, aliénée à un mari veule et inconstant. Celui-ci, le peintre Lorenzo, jaloux du succès de sa femme, s'avère la cause de la tentative de suicide de Rosetta, dont la sentimentalité bovaryenne semble sans limite.

A ce petit groupe empoisonné par l'oisiveté, l'égoïsme et la vanité, le suicide de Mariella offre, sous couvert de compassion, un opportun divertissement, une sorte de shoot de vie réelle. Qu'on n'attende pas toutefois d'Antonioni qu'il idéalise la vraie vie au détriment de ces ombres mondaines. Le mépris qu'elles finissent par inspirer à Clelia, femme de condition modeste élevée à la force du poignet, ne l'empêchera pas de sacrifier un possible amour à une ascension si chèrement acquise.

Une scène du film "Femmes entre elles" de Michelangelo Antonioni. | Les Acacias

Cette noirceur, le thème du suicide - qui ne cessera de courir dans l'oeuvre d'Antonioni - la porte à son extrémité. Le cinéaste l'avait déjà abordé en 1953, dans un documentaire mettant en scène des femmes qui ont tenté de se suicider. Mais il renvoie aussi bien aux affinités du réalisateur avec l'univers de Cesare Pavese, qui a mis fin à ses jours en 1950, à l'âge de 42 ans. Antonioni l'exprime on ne peut plus clairement dans "Fidélité à Pavese", un texte publié dans la revue Cinema Nuovo en 1956. "Le mobile amoureux du suicide n'est que la goutte d'eau qui fait déborder le vase d'un ennui de vivre. d'une impossibilité d'établir un lien avec la vie, qui sont les motifs de Pavese."

Si le sentiment de désastre et de tristesse qu'inspire ce film, où personne n'a réellement besoin de personne, est bien dans l'esprit d'Antonioni, sa manière, pour autant, n'y est pas tout à fait. Trop transparente encore, trop signifiante. On y voit à l'oeuvre une pensée qui cherche la forme chimiquement pure qu'on lui connaîtra par la suite. La téléologie étant l'un des rares sports régulièrement pratiqués par les critiques de cinéma. on n'a pourtant pas manqué de voir dans Femmes entre elles. selon l'expression consacrée, un "film-charnière". L'est-il davantage que Le Cri. réalisé en 1957. Pas sûr. On peut néanmoins être troublé par les signes avant-coureurs de L'Avventura. l'excursion collective à la mer, où la frivolité le dispute au tragique, la femme qui finit par pardonner d'un geste tendre de la main, et jusqu'au personnage calamiteux de Lorenzo qui semble un prototype du Sandro de L'Avventura. cet homme qui oublie la disparition de son amante dans les bras de sa meilleure amie. Les deux rôles sont d'ailleurs interprétés par le même acteur, Gabriele Ferzetti.

Cet irrésistible effet d'aimantation réduit un peu Femmes entre elles au statut d'ébauche d'un chef-d'oeuvre. On peut y voir davantage. Un état du processus de décantation artistique où la pensée et les sentiments qui déterminent l'oeuvre ne se sont pas encore fondus dans le secret d'une forme souveraine. Le personnage de Lorenzo est ainsi plus nettement caractérisé que celui de Sandro. il est l'illustration vivante qu'on peut tuer avec de simples mots et que la lâcheté, non moins que la cruauté, peut y conduire. Seule une expérience intérieure semble pouvoir soutenir une conscience aussi aiguë de l'abjection.

Rien n'interdit de penser. dès lors, qu'Antonioni n'eut pas assez de toute son oeuvre pour porter le stigmate des lignes élogieuses qu'il consacra, comme jeune critique, au film de propagande antisémite nazi Le Juif Süss. présenté en 1940 à la Mostra de Venise.

Femmes entre elles, film italien de Michelangelo Antonioni de 1955 avec Eleonora Rossi Drago, Gabriele Ferzetti, Valentina Cortese (1h 44min).

Par Jacques Mandelbaum

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